LE MONDE | 01.04.02
| 15h32 MIS A JOUR LE 02.04.02 | 18h43 |
L'énergie nucléaire
a-t-elle un avenir ?, par Hubert Reeves
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Dans son discours du Mont-Saint-Michel,
Jacques Chirac s'est prononcé en faveur de l'énergie nucléaire.
Elle comporte, a-t-il dit, des avantages indéniables pour notre indépendance
et pour la limitation des émissions de gaz à effet de serre. Voyons-y
de près. Je vais donner les raisons pour lesquelles je pense que l'énergie
nucléaire n'a probablement pas d'avenir.
Il y a près de trente ans,
face à la crise du pétrole et au souci de maintenir une indépendance
énergétique nationale, l'Etat a choisi la filière nucléaire.
Dans les années 1980, la prise de conscience du réchauffement
planétaire dû à l'accroissement du CO2 dégagé
par la combustion du pétrole, du gaz et du charbon, ainsi que l'épuisement
progressif de ces combustibles ont apporté un appui supplémentaire
à la pertinence de ce choix.
Mais un rapport établi conjointement
par l'Agence de l'OCDE pour l'énergie nucléaire (AEN) et par l'Agence
internationale de l'énergie atomique (AIEA), publié en 1999, affirme
que les ressources d'uranium récupérables s'élèvent
à 4 millions de tonnes (www.nea.fr, www.francenuc.org). En 1998,
les besoins annuels mondiaux des centrales nucléaires étaient
estimés à environ 60 000 tonnes d'équivalent
d'uranium naturel. A ce rythme, l'uranium sera épuisé bien avant
la fin de ce siècle.
Aujourd'hui, la puissance nucléaire
installée est de 350 gigawatts, soit environ 3 % de l'énergie
dégagée dans le monde. Pour réduire de 50 % l'émission
de gaz carbonique, il faudrait construire plusieurs milliers de nouveaux réacteurs.
Ceux-ci épuiseraient les réserves
mondiales en moins de cinq ans et produiraient annuellement 150 000 tonnes
de déchets radioactifs dont 1 500 tonnes de plutonium. Or les Etats-Unis
ont déjà d'énormes difficultés à caser leurs
quelques milliers de tonnes de déchets.
De plus, ce surcroît de la
puissance nucléaire serait largement inutile dans la mesure où
environ le quart de la dépense énergétique concerne le
transport routier (voitures, camions, autobus), pour lequel la combustion du
pétrole est indispensable. Un autre quart sert au chauffage. Ici l'énergie
nucléaire est utilisable ("chauffage tout électrique"),
mais au prix d'un énorme gaspillage, inacceptable à une époque
où les économies d'énergie sont un objectif de haute priorité.
En fait, selon les évaluations les plus optimistes, l'énergie
nucléaire ne devrait pas fournir plus de 10 % de l'énergie consommée
en 2025. Sa contribution à réduire l'effet de serre restera négligeable.
De plus, selon un rapport de la Commission européenne, les pays de cette
Communauté ne possèdent que 2 % des réserves mondiales.
Qui peut parler d'indépendance énergétique?
L'accumulation des déchets
est un problème majeur du nucléaire. Ils s'élèvent
à des centaines de milliers de tonnes déposées dans des
lieux où on ne sait pas encore comment les traiter. Une solution possible
se profile aujourd'hui : l'irradiation par des flux de protons, à
un coût inconnu, mais certainement très élevé. Ce
projet ne se réalisera vraisemblablement pas avant plusieurs décennies.
Le démantèlement des réacteurs après leur arrêt
définitif est à la fois long et coûteux. Il s'étalera
sur plusieurs décennies. Le coût total de la mise à l'arrêt
définitif de Superphénix est estimé à 2,4 milliards
d'euros.
L'Argentine est passée d'un
état de prospérité enviable au début du XXe siècle
à une catastrophe financière aujourd'hui. Imaginons que, comme
la France, ce pays ait la gestion de plusieurs dizaines de réacteurs
nucléaires
Où trouverait-il l'argent pour les démanteler ?
Aucun pays ne peut être assuré d'une stabilité financière
de plusieurs décennies, voire de plusieurs siècles. Investir à
cette échelle, c'est hypothéquer l'avenir d'une façon égoïste
et irresponsable.
De nombreux organismes de recherche
et de conseils en énergie ont conclu qu'en tenant compte des frais réels
le nucléaire est beaucoup plus coûteux (et hasardeux) que tous
les autres modes de production d'électricité (www.rmi.org). Les
estimations réalistes du coût du kilowattheure (intégrant
les frais de démantèlement des réacteurs et de la gestion
des déchets) découragent les compagnies privées. De surcroît,
les compagnies d'assurances refusent d'assurer les réacteurs. D'où
un fait hautement significatif : partout où existe un marché
compétitif de l'énergie, aucun pays n'investit dans le nucléaire.
Seuls les pays à monopole (la France, le Japon et quelques autres) continuent
dans cette voie. Résultat : l'énergie totale émise par
les réacteurs n'a pas augmenté de plus de 6 % pendant les
dix dernières années (moins de 1 % par année).
Tchernobyl et aussi les mensonges
des agences officielles (voir www.criirad.com) ont joué un rôle
considérable dans la levée de boucliers et la résistance
psychologique du public face à un retour du nucléaire. En 1999,
une enquête d'opinion Ipsos pour l'hebdomadaire L'Express dans les quatre
grands Etats membres de l'Union européenne dotés de centrales
nucléaires montre que près de la moitié des citoyens s'opposent
à tout développement tandis qu'un tiers prônent l'abandon
total de cette filière. L'Espagne décrète un moratoire
sur le nucléaire en 1984, renouvelé en 1992. L'Autriche abandonne
le nucléaire en 1987 et l'Allemagne en 1989. Les Etats-Unis n'ont pas
construit de réacteur depuis 1979, même si Bush et Cheney en reparlent
du bout des lèvres.
En conclusion, l'énergie nucléaire
n'a vraisemblablement pas d'avenir (sauf peut-être du côté
de la fusion contrôlée, dont la réalisation semble encore
bien hypothétique
). L'internationalisation des groupes énergétiques,
l'ouverture à la concurrence et à l'environnement donnent maintenant
toutes leurs chances aux énergies renouvelables qui, selon un rapport
de l'ONU, pourraient fournir en 2055 plus de 50 % des besoins énergétiques
de la planète, sans polluer l'atmosphère de gaz et le sol de déchets
nucléaires. Et surtout sans hypothéquer l'avenir de nos enfants
et de nos petits-enfants.
Hubert Reeves est astrophysicien.
Auteur de nombreux ouvrages de vulgarisation scientifique, ancien directeur
de recherche au CNRS, il est président de la Ligue pour la préservation
de la faune sauvage.
ARTICLE PARU DANS L'EDITION
DU 02.04.02